Comment expliquer la cécité et l'ignorance des élites françaises concernant la situation tunisienne?
La révolution du Jasmin en Tunisie fut un événement spectaculaire qui surpris le plus grand monde et particulièrement les élites françaises. Immédiatement après, lors du week-end, on a vu tout le gratin des journalistes, des intellectuels, des "experts" et des politiques participer à des débats à la radio et à la télévision. Manifestement, ces débats avaient surtout pour objectif de former et d'informer ces élites sur la situation tunisienne, qu'ils ne connaissaient pas. Des séances de formation de rattrapage en direct pour les citoyens comme pour leurs dirigeants! Après tout, même l'ambassadeur de France à Tunis pensait, quelque heures avant le départ de Ben Ali, que cette révolution ne pouvait se produire !
Cherchons à comprendre les raisons qui expliquent ce décalage entre la réalité tunisienne et notre vision, décalée et fausse, en raison des analyses erronées véhiculées depuis des années dans les médias.
Passons rapidement sur l'explication qui nous a été servie par les journalistes et les experts pour expliquer leur incurie: Ben Ali nous (leur?) a vendu son régime en se posant en rempart contre l'islamisme. On peut s'interroger sur les dessous de cet argument: n'est-ce pas un aveu d'incompétence puisque c'est reconnaître finalement qu'on a été roulé dans la farine par le dictateur tunisien? L'absence, et le silence, des islamistes, pendant et après les événements, renforce ce sentiment d'avoir été trompé, accentue l'impression que nos élites ont eu la paresse de croire ce personnage vénal. Elles ont accepté de vendre leur âme au diable, de laisser piller ce beau pays en échange d'un bouclier inutile et vain.
Cette erreur a été renforcé, chez certains de nos experts, par une vision post-coloniale de la Tunisie, considérée comme n'étant pas assez "mûre" pour accéder à une "vraie" démocratie comme serait la nôtre.
Mais il ne faut pas se contenter de cette analyse. L'aveuglement de nos élites a bien d'autres causes. Je distingue pour ma part, trois autres explications, qui trouvent leurs racines dans des représentations erronées sur notre planète et, particulièrement, sur les pays en développement.
La première de ces représentations faussées est la méconnaissance de la force de l'Internet. Dans nos vieilles démocraties et surtout dans les dictatures, les médias classiques sont plus visibles mais de moins en moins crédibles. Notre monde est passé, en une décennie, d'un univers dominé par des entreprises médiatiques de grande taille à un éclatement de la circulation de l'information, une implosion entropique, au bénéfice de la multiplicité des sites internets, des blogs. Ce phénomène ressemble, à l'échelle planétaire, à l'explosion des radios libres en France au début des années 80, qui a rompu le monopole des grandes radios de l'époque.
On est passé d'une logique de tuyaux à une logique de réseaux, à un univers totalement éclaté, qui a permis, en Tunisie, de contourner la censure, de faire circuler l'information et de partager une analyse collective de la situation par la société civile tunisienne. Il n'y a donc plus quelques leaders charismatiques, mais une multiplicité de points de vue, de bloggeurs, de journalistes auto-proclamés. Cette communauté a construite, devant l'obstacle que représentait Ben Ali et ses sbires, une stratégie de combat commune, partagée et réactive. Elle était totalement inconnue de nos experts et journalistes français.
En effet, l'univers médiatique permet à une minorité, en se cooptant mutuellement, grâce à des codes sociaux partagés, de rester "entre soi". Cette minorité ignore le bouillonnement de l'Internet et n'a donc pas toujours conscience de la révolution en cours. Le village planétaire de Marshall McLuhan ne concerne plus uniquement les élites, il s'est élargit à toutes les populations lettrés, assez armées à la fois intellectuellement et du point de vue informatique pour participer au village global, en Tunisie, comme partout dans le monde.
Cette émergence de populations lettrées, actrices engagées dans leur destin politique permet de comprendre la deuxième représentation fausse de nos élites françaises. Elles n'ont pas vu venir le développement d'une moyenne bourgeoisie tunisienne, éduquée, formée, volontariste qui ne pouvait plus accepter la mainmise du pays par les familles BenAli-Trabelsi. Cette vision erronée était accentuée par la croyance en un islam rétrograde, analysé comme antinomique à un Occident toujours perçu comme seul porteur de la modernité.
Or, en Tunisie, comme en Turquie, dans les sociétés urbaines, dans les classes moyennes, l'Islam a su s'adapter à la fois à la modernité technique mais aussi aux aspirations en matière de moeurs de populations qui n'acceptent plus l'Islam rétrograde de la Charia. La confusion entre Islam et société patriarcale, issu du monde rural, a caché à nos experts l'émergence d'une culture aussi moderne que la nôtre dans bien des domaines, même si celle-ci reste cantonnée encore à une minorité éclairée de musulmans dans le monde.
Le parallèle, fréquent dans la bouche des Tunisiens eux-mêmes, entre Révolution française et Révolution du jasmin, provient probablement aussi de la similitude entre les classes bourgeoises françaises du XVIIIéme et les classes moyennes tunisiennes du XXIéme siècle : elles ont joué le même rôle moteur dans leur processus d'émancipation politique.
Il ne faudrait pourtant pour oublier le rôle des classes populaires. Or, ici encore, l'étincelle a été allumé par le peuple. C'est la troisième erreur de nos élites : elles négligent l'élargissement et le creusement du phénomène de pauvreté.
Le symbole de la Révolution tunisienne n'est-il pas la baguette de pain brandie dans les manifestations?
Nos analystes, aux vies confortables, négligent le processus en cours sur l'ensemble de la planète : la vie des pauvres gens devient de plus en plus difficile. Le coût des denrées de base, alimentaire particulièrement, ne cesse d'augmenter.
Des "experts", prisonniers de leurs préjugés, nous expliquent que ces augmentations sont conjoncturelles, liées à la spéculation. Elles ne veulent pas considérer que, partout sur la planète, la densification des populations va de pair avec la raréfaction des ressources alimentaires. Erosion et artificialisation des sols, épuisement des ressources minières et des stocks de poisson, pollution et concurrence pour les espaces se conjugent pour accroître les tensions entre les populations. Les plus pauvres, plus fragiles, en paient généralement le prix les premiers.
Or, ces populations fragiles sont bien davantage politisées et éduquées que les gueux des siècles précédents. Le développement concordant de l'éducation, de la santé et des médias les ouvrent aux convulsions de la planète. Malthus n'est pas loin mais d'une manière bien différente de celle qu'il imaginait.
Depuis le départ de Ben Ali, les commentateurs se posent sans cesse la question de savoir si cette révolution tunisienne va s'élargir aux autres populations des pays arabes.
Par erreur d'appréciation, il est probable qu'elles se trompent une nouvelle fois. Car cette révolte réussie n'est pas caractéristique de la culture arabe ou du monde musulman.
Les trois spécificités que nous venons de mettre en évidence (la puissance d'Internet, le volontarisme des classes moyennes, la révolte des pauvres) sont, au contraire, communes à tous les pays développés, ou en cours de développement. Comme en Tunisie, combinées avec la prédation des plus puissants, elles constituent un cocktail détonnant.
Aussi, en définitive, dans les décennies à venir, le modèle de la révolution tunisienne peut s'étendre partout où les plus puissants refusent de partager les richesses. Il peut renaître dans tous les pays où les élites pratiquent l'autisme et s'enferment dans "l'entre soi". Il va donc falloir qu'elles ouvrent les yeux et changent de discours.
Pour en savoir plus:
crises économiques/écologiques